Dramaturgie de la clause d’interprétariat en marché public.
La clause dite « de Molière » n’en finit pas de faire
couler de l’encre !
Depuis plusieurs mois les clauses contractuelles visant à favoriser l’usage
du français sur les chantiers sont sur le devant de la scène.
Véritable feuilleton théâtral, voici un épilogue
en 2 actes :
- Acte 1 : L’intrigue
Scène 1 : « les marchés publics dans la langue de Molière
»
Scène 2 : « clause Molière : le dépit amoureux du
Gouvernement »
- Acte 2 : La Purgation des passions
Scène 1 : « Le TA valide une clause d'interprétariat visant
à encadrer le travail détaché au sein d'un marché
public de travaux »
Scène 2 : « Le CE encadre une clause d’interprétariat
susceptible de limiter l’exercice des libertés fondamentales »
Suite au prochain acte ? Le rapporteur public du Conseil d’Etat ayant
proposé d’annuler la décision du TA de Nantes le 22 novembre
dernier…
La brève juridique n°10 - 21/12/2017
>
Consulter
les archives des brèves juridiques
Si tout acheteur peut exiger que la participation à un marché
public se fasse dans la langue française, qu’en est-il au stade
de l'exécution du contrat ? Il n’est pas si courant de voir des clauses de la commande publique susciter
un débat public aussi nourri. Toutefois, l’absence d’une
ligne jurisprudentielle sur la question a plongé les acheteurs dans l’incertitude.
Le Gouvernement a donc décidé de se saisir de cette question au
sein d’une instruction à destination des préfets. Au lendemain de la publication de l'instruction interministérielle relative
aux actes des collectivités territoriales visant à limiter ou
interdire le recours aux travailleurs détachés, la Région
des Pays de la Loire publiait le 28 avril 2017 un marché à procédure
adaptée en vue de la réalisation de travaux, imposant au titulaire,
dans certaines conditions, le recours à un traducteur sur le chantier.
TA
de Nantes, 7 juillet 2017, Région Pays de la Loire, n°1704447 La clause dite « de Molière » n’en finit pas de faire
couler de l’encre…Acte 1 scène 1 : Les marchés publics dans la langue de Molière
La question fait polémique depuis l'adoption du « small business
act » francilien visant à favoriser l’accès des TPE
et PME à la commande publique en insérant dans les marchés
une clause dite « Molière » qui impose l’usage du français
sur les chantiers.
Cette mesure, souhaitée par Valérie Pécresse, semble faire
le pied de nez à la directive européenne sur le travail détaché.
Pour prendre la mesure de l'antinomie de ces dispositifs, il convient de rappeler
qu'un travailleur « détaché » est un salarié
envoyé par son employeur dans un autre Etat membre en vue de fournir
un service à titre temporaire. Cette situation peut s'illustrer par la
contractualisation d'un marché public français avec une entreprise
étrangère, dont l'exécution nécessite le détachement
des salariés sur le sol de l'acheteur public français.
Afin de prévenir le « dumping social », la législation
européenne a prévu un ensemble de règles afin de garantir
le droit du travail, dans le respect des règles de la concurrence. Ainsi
les travailleurs détachés bénéficient d'un noyau
dur de droits en vigueur dans l'Etat membre d'accueil, en sus de la législation
de l'Etat membre d'origine dont ils dépendent.
Dès lors, certains acheteurs fustigent la présence de salariés
étrangers sur des chantiers de marchés publics, mettant en péril
sa bonne exécution par défaut de compréhension des mesures
de sécurité. Ils pointent également du doigt les difficultés
rencontrées dans la détection du travail dissimulé, justifiant
ainsi l'insertion d'une clause linguistique.
On peut cependant s'interroger sur la légalité de cette disposition,
qui contrevient au droit européen visant à favoriser l'égal
accès à la commande publique.
La justice doit donc se prononcer sur la légitimité de ce que
certains considèrent comme un « Tartuffe contractuel » par
préférence nationale. Marianne Thyssen, commissaire européenne
à l’emploi, estime d’ailleurs qu’imposer l’usage
du français sur les chantiers publics est « une discrimination
».
Dans l'attente, les acheteurs sont libres d'envisager leurs « meeting
» ou « rendez-vous » dans leur « planning » ou
« calendrier » prévisionnel afin de préparer leurs
chantiers, sans remettre en cause la légalité du marché.
Acte 1 scène 2 : Clause « Molière » : le dépit
amoureux du Gouvernement
Divisé en deux parties, le document traite de la vision du Gouvernement
quant à la légalité des clauses visant à limiter
l’exercice du travail détaché, et de l’insertion de
clauses dites « Molière ».
La position du Gouvernement sur les deux sujets est explicite dès le
préambule du texte : « en règle générale,
une telle pratique est illégale ».
En effet, les clauses visant à limiter le travail détaché
sont regardées comme une mesure de discrimination indirecte dans l’accès
à la commande publique.
Pour fonder son argumentaire, l’instruction s’appuie, d’une
part, sur les textes européens autorisant le travail détaché
et, d’autre part, sur la jurisprudence de la Cour de justice, qui analyse
toute restriction en la matière comme une discrimination.
De même, l’instruction semble vouloir balayer l’argumentaire
tiré de ce que le travail détaché favoriserait le travail
illégal.
Le texte rappelle en effet qu’existe un « noyau dur » de droits
mis en place par le code du travail afin de sécuriser le recours au travail
détaché.
Il renvoie donc aux acheteurs la responsabilité de respecter, et de faire
respecter, les textes législatifs et réglementaires mis en place
afin de notamment lutter contre la concurrence sociale déloyale.
Enfin, l’instruction estime que le recours systématique aux clauses
« Molière » révèle une violation du principe
de non-discrimination, voire un détournement de pouvoir.
Pour ce faire, elle rappelle qu’aucune disposition du code du travail
n’impose aux travailleurs détachés de parler français,
alors qu’à l’inverse une obligation de traduction dans la
langue officielle du travailleur détaché est obligatoire sur les
grands chantiers du bâtiment.
L’instruction extrapole ensuite son raisonnement en estimant que le fait
d’insérer systématiquement de telles clauses, notamment
dans le but de favoriser des entreprises locales, serait révélateur
d’un détournement de pouvoir.
A noter toutefois que l’instruction admet l’utilisation de cette
clause à titre d’exception, lorsque cela s’avère justifié
et proportionné à l’objet du contrat en cause, et nécessaire
à son exécution.
En guise de première réponse à ce débat politico-juridique,
nous vous laisserons seuls juges afin de déterminer sur lequel du ou
des terrains cette instruction se situe.
Instruction
interministérielle du 27 avril 2017, relative aux délibérations
et actes des collectivités territoriales imposant l’usage du français
dans les conditions d’exécution des marchés.
Acte 2 scène 1 : Le TA valide une clause d'interprétariat visant
à encadrer le travail détaché au sein d'un marché
public de travaux
Contestant la régularité rédactionnelle de cette clause
d'interprétariat, prévue à l'article 8.4 du cahier des
clauses administratives particulières, la préfète de la
Loire Atlantique saisi le juge administratif par référé,
en violation des principes fondamentaux de la commande publique et pour détournement
de pouvoir.
Sur le plan contractuel, la clause litigieuse relative aux obligations et engagements
de l'entreprise en matière de responsabilité sociétale,
prévoit :
- Le recours obligatoire à un interprète, aux frais du titulaire,
si les personnels sur le chantier, quelle que soit leur nationalité,
ne disposent pas d'une maîtrise suffisante de la langue française
en compréhension de la règlementation du Code du travail (article
8.4.1 du CCAP), et d'une formation professionnelle nécessaire à
l'exécution de tâches comportant des risques pour la sécurité
des personnes et des biens (article 8.4.2 du CCAP) ;
- Une sanction financière pour défaut ou carence constatée
d'un interprète qualifié, assortie d'une possible résiliation
prononcée aux frais et risques de l'entreprise (article 8.4.3)
Sur le plan juridique, le tribunal administratif juge ces clauses tenant aux
conditions d'exécution du marché de travaux, conformes à
l'instruction. Leurs objectifs de protection sociale des salariés, de
sécurité des travailleurs et des visiteurs sur le chantier entrent
dans le champ des dispositions de l'article 38 de l'Ordonnance du 23 juillet
2015. Les moyens contractuels prévus au marché ne doivent donc
pas être regardés comme étant disproportionnés.
Le juge énonce "qu'en admettant qu'elles puissent restreindre la
liberté d'accès à la commande publique, il ne résulte
pas de l'instruction qu'elles s'appliqueraient de manière discriminatoire,
ne seraient pas justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt
général, ne seraient pas propres à garantir la réalisation
des objectifs qu'elles poursuivent ou iraient au-delà de ce qui est nécessaire
pour les atteindre".
En conséquence les clauses de l'article 8.4 du CCAP ne méconnaissent
pas les principes de liberté d'accès à la commande publique
et d'égalité de traitement des candidats.
Quant aux sanctions pécuniaires constitutives d'un détournement
de procédure portées par la requérante, le tribunal juge
le moyen inopérant. Ce dernier énonce qu'il n'appartient pas au
juge précontractuel de se prononcer sur le régime des pénalités
contractuelles dont les dispositions sont étrangères aux obligations
de publicité et de mise en concurrence.
Il est à noter que dans son développement, le juge n'assimile
en aucun point la clause d'interprétariat à une clause dite de
"Molière", visant à imposer l'usage du français
par les salariés des candidats aux marchés publics. Rappelons
par ailleurs, qu'"en règle générale, une telle pratique
est illégale". En ce sens, l'instruction rappelle qu’aucune
disposition du code du travail n’impose aux travailleurs détachés
de parler français, alors qu’à l’inverse une obligation
de traduction dans la langue officielle du travailleur détaché
est obligatoire sur les grands chantiers du bâtiment.
Elle met ainsi un point d'honneur à éviter toute similitude entre
travail détaché et travail illégal.
Dans une lignée plus prétorienne, veillons à ne pas mettre
la clause de Molière et la clause d'interprétariat dans le même
panier.
Acte 2 scène 2 : Le CE encadre une clause d’interprétariat
susceptible de limiter l’exercice des libertés fondamentales
Aussi, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la pérennité
de la passation d’un marché de travaux dont la rédaction
des clauses d’interprétariat du cahier des charges administratif
particulier est contestée.
Les clauses d’exécution faisant griefs, avaient pour objet l’information
sur les droits sociaux et sur la protection de la sécurité et
de la santé des travailleurs.
La première en matière de protection sociale, prévoyait
l’intervention d’un interprète qualifié, aux frais
du titulaire du marché, afin de permettre au maître d’ouvrage
d’exercer son obligation de prévention et de vigilance en matière
d’application de la législation du travail. La finalité
consistant à « s'assurer que les personnels présents sur
le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française,
quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle
minimal de normes sociales ».
La seconde en matière de prévention dans le domaine de la sécurité
et de la santé, prévoyait qu’une formation soit dispensée
à l’ensemble des personnels affectés à la réalisation
de tâches présentant un risque pour la sécurité des
personnes et des biens, avec l’intervention d’un interprète
qualifié lorsque le personnel ne maîtrise pas suffisamment la langue
française.
Il ressort du cadre juridique en vigueur, que « le pouvoir adjudicateur
peut imposer parmi les conditions d’exécution d’un marché
public, des exigences particulières pour prendre en compte des considérations
relatives à l'économie, à l'innovation, à l'environnement,
au domaine social ou à l'emploi ».
A condition qu’elles présentent un lien suffisant avec l’objet
du marché et qu’elles poursuivent un objectif d’intérêt
général, quand bien même elles seraient susceptibles de
restreindre l’exercice effectif des libertés fondamentales garanties
par le Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne.
En l’espèce, le juge apprécie le contenu de ces clauses
contractuelles.
Il considère qu’elles s’appliquent indistinctement à
toute entreprise quelle que soit leur nationalité.
Elles permettent de rendre effectif l’accès du personnel peu qualifié
à leurs droits sociaux essentiels.
Par ailleurs, compte tenu du degré de risque particulièrement
élevé dans les chantiers de travaux, du caractère ciblé
de ces dispositions et du coût mesuré qu’elles impliquent
pour le titulaire, elles ne sont jugées ni discriminatoires, ni n’entravant
la libre circulation des travailleurs.
Dès lors, le Conseil d’Etat conclu que les clauses litigieuses,
en lien avec l’objet du marché, poursuivent un objectif d’intérêt
général, dont la réalisation est garantie, sans aller au-delà
de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.